— Mon père appelait ça le meilleur ami du docteur. Savez-vous comment elle agit ?
— Non, dit Ben en jouant distraitement avec le flacon.
Il ne connaissait pas assez bien Cody pour déceler ce qu’il laissait paraître ou gardait caché d’habitude, mais il était sûr que son visage juvénile devait rarement avoir cette expression grave et méditative en face des malades. Il n’en dit pas plus pour ne pas troubler les pensées du jeune docteur.
— Ni moi ni personne. Mais c’est souverain pour soigner les migraines, l’arthrite, les rhumatismes, dont on ignore aussi à peu près tout. Pourquoi a-t-on mal à la tête ? Il n’y a pas de nerfs sensitifs dans le cerveau. On sait que l’aspirine est très proche par sa composition chimique du LSD, mais pourquoi faut-il que l’une vous retire votre mal de crâne et que l’autre vous remplisse la tête de fleurs ? S’il y a ainsi beaucoup de choses qu’on ne comprend pas, c’est qu’on ne sait pas vraiment ce qu’est le cerveau. Le médecin le plus savant du monde nage dans un océan d’ignorance. Nous agitons nos baguettes divinatoires, nous tuons nos poulets et nous lisons des présages dans leur sang. Et ça marche souvent, aussi incroyable que cela soit. Magie blanche. Gris-gris. Mes professeurs à l’école de médecine s’arracheraient les cheveux s’ils m’entendaient. Certains l’ont déjà fait quand je leur ai annoncé que je m’installais comme généraliste dans une petite ville du Maine. L’un d’entre eux m’a dit que dans la série Docteur Marcus Welby, le bon docteur devait sûrement percer
les furoncles au cul de ses patients pendant les pubs, parce que c’était ça le quotidien d’un médecin de campagne ! Mais je n’ai jamais voulu être un Marcus Welby bis... (Jimmy Cody esquissa un sourire.) Pour sûr, tous ces doctes gardiens du temple se rouleraient par terre d’hystérie s’ils apprenaient que je vais demander un permis d’exhumer pour le petit Glick !
— Vous allez le faire ? demanda Susan, stupéfaite.
— Ça ne peut faire de mal à personne. S’il est mort, il est mort. S’il ne l’est pas, j’aurai une communication intéressante à faire à l’Association des médecins américains lors de son prochain congrès. Je vais dire au médecin légiste du comté qu’il me faut voir si Danny Glick n’était pas atteint d’une encéphalite infectieuse. C’est la seule justification qui me vienne à l’esprit.
— Et est-ce que ça ne pourrait pas être ça ? l’interrogea Susan avec espoir.
— C’est fort peu probable.
— Il faudrait que ce soit fait le plus tôt possible, dit Ben. Quand
pourriez-vous ?
— Demain au plus tôt. Si ça soulève des problèmes, mardi ou mercredi.
— Comment devrait être le corps, normalement ? demanda Ben. Je veux dire...
— Oui, je vois ce que vous voulez dire. Les Glick n’ont pas dû faire embaumer le corps, vous ne croyez pas ?
— Non.
— Ça fait une semaine ?
— Oui.
— Quand on ouvrira le cercueil, on observera une poussée de gaz, accompagnée d’une odeur putride. Le corps sera probablement tout boursouflé. Les cheveux auront poussé jusque dans le cou. Ils continuent à pousser pendant très, très longtemps. Les ongles des mains seront aussi très longs. Les yeux seront presque certainement tombés à l’intérieur.
Susan essayait de garder l’attitude calme et attentive de l’étudiante à qui on donne une explication scientifique, mais elle n’y parvenait pas vraiment. Ben se félicitait de n’avoir pas mangé son déjeuner.
— Le cadavre ne sera pas encore vraiment putréfié, continua Cody d’une voix doctorale, mais la décomposition pourra être suffisamment avancée pour qu’on observe une espèce de moisissure sur les joues et les mains, peut-être même l’apparition d’une substance gluante appelée... (Il s’arrêta.) Excusez-moi. Je ne sais pas ce qui me prend de vous donner tous ces détails nauséabonds.
— Il peut y avoir des choses pires que la décrépitude post mortem, remarqua Ben d’un ton qu’il s’efforçait de garder neutre. Imaginez que vous ne rencontriez aucun de ces signes. Imaginez que le corps soit exactement comme il était le jour de l’enterrement. Que faudra-t-il faire alors ? Lui enfoncer un pieu dans le cœur ?
— Difficile, fit Cody. Surtout que l’exhumation aura lieu en présence du médecin légiste ou de son assistant. Même Brent Norbert aurait du mal à considérer comme un acte professionnel le fait de sortir un pieu de ma sacoche et d’en transpercer le cadavre d’un enfant.
— Qu’est-ce que vous ferez alors ? s’enquit Ben.
— J’en demande pardon à Matt Burke, mais je ne crois pas que la question se posera. Cependant, si le corps était comme vous dites, il serait à coup sûr transporté au Centre médical du Maine pour un examen approfondi. Dans ce cas-là, j’attendrais la nuit pour effectuer l’examen... et j’observerais tous les phénomènes qui se produiraient.
— Et s’il se dresse sur son lit d’examen ?
— Je suis comme vous, je ne parviens pas à l’imaginer.
— Moi, il me semble que j’y parviens de mieux en mieux, dit Ben d’une voix sinistre. Est-ce que je pourrai être là quand tout ça se passera - si quelque chose se passe ?
— On s’arrangera.
— Parfait, dit Ben.
Il se leva de son lit et se dirigea vers le placard où étaient suspendus ses vêtements.
— Je vais...
Il se retourna en entendant Susan éclater de rire.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Cody avait un sourire jusqu’aux oreilles.
— Les chemises d’hôpital ont une fâcheuse tendance à s’ouvrir dans le dos, Mr. Mears.
— Oh, merde ! s’écria Ben en s’efforçant de refermer sa chemise. Et puis appelez-moi donc Ben, je veux dire, appelle-moi donc Ben.
— D’accord, Ben. Eh bien, après ce petit épisode burlesque, on va te quitter, Susan et moi. Tu nous retrouveras en bas, à la cafétéria, quand tu auras passé une tenue décente. On a du pain sur la planche, toi et moi, cet après-midi.
— Oui, quoi donc ?
— Il va falloir raconter l’histoire de l’encéphalite aux Glick. Je te prends comme assistant si tu veux. Tu ne diras rie’n. Tu te contenteras de hocher la tête au bon moment.
— Ils ne vont pas apprécier qu’on exhume leur fils.
— Mets-toi à leur place.
— Oui, dit Ben. C’est bien ce que je fais.
— Est-ce que tu as besoin de leur autorisation pour obtenir le permis d’exhumer ? demanda Susan.
— En principe, non. En fait, probablement oui. Si les Glick s’opposaient catégoriquement à l’exhumation, nous serions obligés de déposer notre demande en justice. Il faudrait compter de quinze jours à un mois pour que l’affaire passe et, à ce moment-là, mon histoire d’encéphalite perdrait tout son sens.
Il se tut un instant et regarda Susan et Ben.
— Ceci m’amène à ce qu’il y a de plus troublant en dehors de ce que nous a raconté Mr. Burke : Danny Glick est le seul cadavre qui nous reste ; les autres se sont évanouis dans la nature.
5
Ben et Jimmy Cody arrivèrent chez les Glick vers une heure et demie. La voiture de Tony Glick était dans l’allée, mais aucun bruit ne s’échappait de la maison. Après avoir frappé plusieurs fois à la porte sans obtenir de réponse, ils traversèrent la route et se dirigèrent vers la maison d’en face - une petite maison préfabriquée, style ranch, malheureux vestige des années cinquante, soutenue d’un côté par une paire d’étais métalliques tout rouilles. La boîte aux lettres portait le nom de Dickens. Un flamant rose de jardin décorait la pelouse et un petit cocker remua la queue à leur approche.
Ils sonnèrent et Pauline Dickens, serveuse au café L’Excellent et en même temps copropriétaire de l’établissement, ouvrit la porte. Elle portait son uniforme de travail.
— Bonjour, Pauline, dit Jimmy. Vous savez où sont les Glick ?
— Vous n’êtes pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
— Marjorie est morte ce matin à l’aube. Tony, son mari, en est tout retourné ; ils l’ont emmené à l’hôpital général du Maine.
Ben regarda Cody. Jimmy ressemblait à un homme qui vient de recevoir un coup de pied dans l’estomac.
— Où a-t-on emmené le corps de Mrs. Glick ? demanda Ben.
Pauline passa sa main sur ses hanches pour s’assurer que sa jupe d’uniforme était bien ajustée.
— Eh bien, j’ai eu Mabel Werts au bout du fil il y a une heure et elle m’a dit que Parkins Gillespie s’apprêtait à emmener le corps à la maison funéraire tenue par ce juif à Cumberland. Il le faut bien puisqu’on ne sait pas où est Cari Foreman.
— Merci, fit Cody d’une voix lente.
— C’est terrible, ajouta Pauline en regardant longuement la maison vide de l’autre côté de la route.
La voiture de Tony Glick, garée dans l’allée, avait l’air d’un grand chien fatigué qu’on aurait attaché là pour l’abandonner ensuite.
—Si j’étais superstitieuse, j ‘ aurais peur.
— Peur de quoi, Pauline ? demanda Cody.
— Oh... de certaines choses.
Elle eut un sourire vague. Ses doigts jouèrent avec la petite chaîne qu’elle avait autour du cou. Une médaille de saint Christophe.
6
Ils remontèrent dans leur voiture et regardèrent en silence Pauline partir à son travail au volant de la sienne.
— Et maintenant ? demanda enfin Ben.
— C’est le merdier intégral, dit Jimmy. Le juif de la maison funéraire, c’est Maury Green. Je me demande si on ne devrait pas aller jusqu’à Cumberland. Il y a neuf ans, le fils de Maury a failli se noyer dans le lac Sebago. Je me trouvais là avec une amie et je lui ai fait du bouche-à-bouche. J’ai réussi à le tirer de là. C’est peut-être l’occasion de profiter de la reconnaissance que me voue Maury.
— Est-ce que la reconnaissance y fera quelque chose ? Le médecin légiste a dû prendre le corps pour en faire l’autopsie, du l’examenpost mortem,)Q ne sais pas comment ils appellent ça.
— J’en doute. Souviens-toi qu’on est dimanche. Le médecin légiste doit être en balade avec son petit marteau - son dada, c’est la géologie. Quant à Norbert - tu te souviens de Norbert ?
Ben acquiesça.
— Norbert est censé être de garde, mais c’est un fantaisiste. Il a probablement décroché son téléphone pour pouvoir regarder tranquillement le match de baseball. Si nous allons maintenant à la maison funéraire de Maury Green, il y a bien des chances pour que nous y trouvions le corps et pour que personne ne passe d’ici ce soir.
— Bon, fit Ben. Allons-y, alors.
Il se souvint du coup de téléphone qu’il devait donner au père Callahan. Ce serait pour plus tard. Les choses allaient très vite maintenant. Beaucoup trop vite à son gré. Cauchemar et réalité ne faisaient plus qu’un.
7
Perdus l’un comme l’autre dans leurs pensées, ils roulèrent en silence jusqu’à l’autoroute. Ben pensait à ce que Jimmy avait dit à l’hôpital. Cari Foreman parti on ne savait où. Les corps de Floyd Tibbits et du bébé des McDougall disparus sous le nez des employés de la morgue. Mike Ryerson évanoui dans la nature, et Dieu sait combien d’autres encore. Combien de personnes pourraient ainsi disparaître à Salem sans qu’on s’en aperçoive avant une semaine... deux semaines... un mois ? Deux
cents ? Trois cents ? Rien que d’y penser, ses mains devenaient moites.
— Ça commence à ressembler à un rêve de paranoïaque, dit Jimmy, ou à un dessin animé de Gahan Wilson. Le plus effrayant dans tout ça, quand on regarde les choses avec un peu de recul, c’est la relative facilité avec laquelle une colonie de vampires arrive à se constituer - si l’on admet le postulat de base, bien entendu. Salem sert de cité-dortoir à Portland, Lewiston et Gates Falls, principalement. Dans une usine, on remarque tout de suite une poussée d’absentéisme; il n’y a pas d’usine dans notre petite ville. Nos écoles accueillent les élèves des trois bourgs alentour et, si les listes d’absents s’allongent un peu, qui s’en rendra compte ? Beaucoup de gens vont à l’église à Cumberland, mais plus encore n’y vont pas du tout. Et puis la télévision a mis un terme à la vie de quartier telle qu’elle existait autrefois, exception faite pour les quelques vieux croûtons qui se retrouvent chez Milt. Une fois le mécanisme enclenché, tout peut donc se tramer dans l’ombre, et très vite.
— Ouais, dit Ben. Danny Glick contamine Mike. Mike contamine... Oh ! je ne sais pas, Floyd peut-être. Le bébé des McDougall contamine... son père ? Sa mère ? Au fait, est-ce que quelqu’un s’est soucié de ce qu’ils devenaient ?
— Ils ne font pas partie de ma clientèle. Tel que je connais le docteur Plowman, il a dû les appeler ce matin à la première heure pour leur faire part de la disparition du corps de leur fils. Mais je n’ai aucun moyen de le vérifier.
— Il faudrait voir ça de près, déclara Ben.
Il commençait à sentir le cercle se resserrer.
— Tu imagines la progression géométrique ! Et quelqu’un qui ne ferait que traverser Salem ne se rendrait compte de rien! Encore un de ces trous où il n’y a plus un chat dans les rues à neuf heures du soir, penserait-il. Mais qui peut savoir ce qui se passe dans les maisons, derrière les stores baissés ? Les gens peuvent être couchés dans leurs lits..., ou remisés dans leurs placards comme des balais..., ou au fond de leurs caves... à attendre que le soleil se couche. À chaque aube nouvelle, moins de monde dans les rues. De moins en moins.
Il avala péniblement sa salive.
— Du calme, conseilla Jimmy. Rien de tout ça n’est encore prouvé.
— Les preuves s’accumulent, tu veux dire, répliqua Ben. Si tout ceci pouvait s’inscrire dans un cadre de références connues - épidémie de typhoïde ou de grippe du type A2, par exemple - la ville serait déjà en quarantaine.
— J’en doute. Tu as l’air d’oublier qu’une seule personne a vraiment vu quelque chose.
— Oui, mais il se trouve que c’est loin d’être l’idiot du village.
— N’empêche qu’il serait cloué au pilori si on savait, dit Jimmy.
— Par qui ? Certainement pas par Pauline Dickens, en tout cas. Elle est mûre pour peindre des croix sur sa porte.
— À l’ère du Watergate et de la pénurie d’énergie, Pauline est une exception ! railla Jimmy.
Ils se turent pendant le reste du trajet. La maison funéraire de Green était située dans le quartier nord de Cumberland. Deux corbillards étaient garés dans la cour du fond, entre la porte de la chapelle (qui servait pour tous les cultes) et une haute barrière de bois. Jimmy coupa le contact et regarda Ben.
— Prêt ?
— Je crois.
Ils sortirent de la voiture.
8
La révolte grondait dans le cœur de Susan depuis leur départ. Vers deux heures de l’après-midi, l’orage éclata : ils s’y prenaient stupidement tous les deux en empruntant un chemin incroyablement détourné pour prouver quelque chose qui, de toute façon (pardon, Mr. Burke), n’avait ni queue ni tête. Elle allait, elle, monter jusqu’à Marsten House, et tout de suite.
Elle descendit de sa chambre et prit son sac ; sa mère était dans la cuisine, en train de faire des petits gâteaux, et son père dans le salon, occupé à regarder le match de base-bail.
— Où vas-tu ? s’enquit Mrs. Norton.
— Faire une course. Je prends la voiture.
— On dînera à six heures. Tâche de rentrer à l’heure.
— Je serai ici à cinq heures au plus tard.
Elle sortit et grimpa dans sa voiture. Elle en était très fîère, non parce que c’était la première chose importante qui lui appartenait en propre, mais parce qu’elle se l’était payée grâce à son travail, à son talent (elle n’avait d’ailleurs pas encore tout réglé, il lui restait six mensualités à verser). C’était une Vega décapotable qui avait maintenant presque deux ans. Elle sortit du garage en marche arrière avec précaution et fit un petit signe à sa mère qui la regardait partir de la fenêtre de la cuisine. Elles n’étaient pas revenues sur leur dispute, mais le mal était trop profond pour pouvoir être soigné. Toutes leurs autres querelles, même les plus vives, s’étaient effacées. La vie reprenait son cours, le temps apposait sur les plaies le cataplasme des jours, jusqu’à ce que les blessures se rouvrent à la querelle suivante et que chacune énumère toutes ses rancœurs contenues, comme on compte ses points à la fin d’une partie de cartes. Mais cette dispute-là était d’un tout autre genre. Ce n’était pas une escarmouche. C’était une déclaration de guerre - une guerre totale. La plaie était gangrenée. Il fallait tailler dans le vif, amputer. Elle avait déjà rangé presque toutes ses affaires et elle sentait que sa décision était bonne. Il y avait longtemps déjà qu’elle aurait dû la prendre.
Tandis qu’elle roulait sur Brock Street et à mesure qu’elle s’éloignait de chez elle, Susan sentait monter en elle une excitation qui lui venait du but qu’elle s’était fixé et, dans une certaine mesure, de l’absurdité même de son propos. Elle allait agir, et cette idée suffisait à la stimuler. C’était une fille à aller de l’avant, droit devant elle, et les événements du week-end l’avaient déboussolée. Mais maintenant elle se sentait prête à ramer contre vents et marée.
À la sortie de la ville, là où le sol commençait à monter en pente douce, elle laissa sa voiture sur le bord de la route et pénétra dans les prés de la ferme Smith. Elle y avait repéré une palissade à neige, faite de piquets assemblés par des fils de fer, qui, roulée dans un coin, attendait l’hiver. L’absurdité de l’aventure atteignait maintenant son maximum et c’est en se moquant d’elle-même qu’elle agita dans tous les sens un des piquets pour l’arracher aux fils qui le retenaient. Ce piquet long d’un mètre et pointu à un bout était un pieu tout trouvé. Elle l’emporta jusqu’à sa voiture et le posa sur le siège arrière. Elle n’ignorait pas ce à quoi il devait servir (elle avait vu suffisamment de films d’épouvante au drive-in, au cours de ses sorties à quatre - deux garçons, deux filles -, pour savoir qu’il fallait transpercer avec un pieu le cœur du vampire), mais c’était un savoir tout intellectuel et elle préférait ne pas trop se demander si, le moment venu, elle saurait l’utiliser.
Elle continua sa route et se dirigea vers Cumberland. Il y avait là, sur la gauche, une petite boutique de campagne qui ouvrait le dimanche et où son père venait prendre le Times. Susan se souvenait d’un petit éventaire de bijoux en toc à côté du comptoir.
Elle acheta le Times et jeta son dévolu sur une petite croix dorée. Ses dépenses se montèrent à un total de quatre dollars cinquante, que le gros caissier enregistra sans quitter de l’œil la télé où passait un match du Superbowl.
Elle revint par le nord, en empruntant la County Road, la nouvelle route goudronnée à deux voies. L’air était vif, la journée lumineuse. La vie lui parut belle. Et, tout naturellement, elle se mit à penser à Ben.
Le soleil dardait ses rayons entre les cumulus, projetant sur la route des flaques de lumière dans sa course derrière les grands arbres. Il faisait si beau. Comment ne pas être emplie d’optimisme ? Comment ne pas croire que tout irait bien en ce bas monde ?
Huit kilomètres plus loin, elle quitta la grand-route pour récupérer Brooks Road qui n’était plus bitumée aux abords de Salem. La route serpentait dans les bois denses du nord-ouest et les frondaisons occultaient une bonne partie des rayons de soleil. Il n’y avait ni maison, ni caravanes par là. La plupart des terrains appartenaient à une célèbre marque de papier toilette qui promettait un monde de douceur à ses clients. Tous les trente mètres, un panneau « chasse interdite, propriété privée » mettait en garde l’imprudent. Au moment de passer la patte d’oie qui menait à la décharge, un malaise l’étreignit. Sur cette portion de route sinistre, tout paraissait possible, même les hypothèses les plus sombres et folles. Elle se dit (et ce n’était pas la première fois) qu’il ne fallait quand même pas être totalement sain d’esprit pour acheter une maison en ruine où il y avait eu un suicide sanglant et laisser les volets clos toute la sainte journée !
Passé cette zone boisée, la route plongeait en à-pic avant de gravir le flanc abrupt de Marsten Hill. Susan pouvait déjà voir, à travers les arbres, le toit de la maison.
Elle se gara à l’entrée d’un chemin désaffecté, dans le creux du vallon, et sortit de sa voiture. Après un moment d’hésitation, elle prit le pieu et suspendit la croix à son cou. Elle se sentait ridicule. Qu’adviendrait-il si quelqu’un la surprenait en train de grimper la côte, un piquet à la main ?
Tiens, salut, Suze, où vas-tu donc comme ça ?
Oh ! simplement jusqu ‘à Marsten House pour y tuer un vampire. Mais il faut que je me dépêche, parce que je dois être rentrée à six heures pour dîner.
Mieux valait couper à travers bois.
Elle escalada précautionneusement un muret de pierre éboulé de l’autre côté du fossé qui bordait la route et se félicita d’avoir mis un pantalon. Le nec plus ultra de l’élégance pour la chasse aux vampires. Il y avait des ronciers et de vilaines souches à franchir avant d’atteindre les bois.
Une fois sous les sapins, la température chuta de plusieurs degrés, et la lumière baissa encore. Le sol était tapissé d’aiguilles et le vent hululait dans les frondaisons. Quelque part, un petit animal détala dans un buisson. Susan s’aperçut qu’elle était juste derrière le cimetière d’Harmony Hill. Il lui suffisait de prendre à gauche et une petite marche de cinq cents mètres l’y mènerait - à condition, toutefois, d’être assez agile pour escalader le mur d’enceinte.
Elle se fraya un chemin péniblement, en prenant soin de faire le moins de bruit possible. Comme elle s’approchait de la crête, elle commença à apercevoir la maison, par intermittence, à travers la végétation qui s’éclaircissait - sa façade aux volets fermés, comme une face aveugle, ne voulant pas voir la ville à ses pieds. À ce moment-là, elle sentit la peur la gagner. Elle n’aurait pas su dire exactement pourquoi et, en un sens, cela ressemblait à la peur qu’elle avait ressentie (mais déjà presque oubliée) chez Matt Burke. Elle était pratiquement sûre que personne ne pouvait l’entendre et il faisait grand jour. Mais la peur était là, pesante, et il n’était pas question de la déloger. C’était comme si, ayant élu domicile dans un coin reculé et inexploré de son cerveau, elle avait tout à coup fait irruption dans le champ de sa conscience. Tout ce que Susan avait ressenti un moment auparavant : le plaisir d’être dehors par ce beau temps, l’impression de participer à un grand jeu, la satisfaction d’avoir pris une décision, tout cela avait disparu. Elle se remémora ces soirées au drive-in, devant ces films d’horreur... L’héroïne s’aventurait toute seule dans l’escalier menant au grenier pour voir ce qui restait de la malheureuse Mrs. Cobham, ou alors elle descendait dans une cave obscure, pleine de toiles d’araignée, dont les murs de pierre dégoulinaient d’humidité - une matrice symbolique - et Susan s’accrochait au bras de son petit copain en se disant quelle idiote... je ne ferais jamais ça moi ! Et voilà qu’elle y plongeait tête la première ! Elle était la preuve vivante du hiatus fonctionnel entre lobes antérieurs et mésencéphale et mesurait à quel point le fossé s’était creusé entre eux. La partie antérieure du cerveau vous faisait aller de l’avant, encore et encore, en dépit des avertissements donnés par la partie médiane, celle de l’instinct, si semblable anatomiquement à la cervelle de l’alligator. Oui, la partie antérieure vous conduisait de force jusqu’à la porte d’un grenier qui tout d’un coup s’ouvrait sur une abomination grimaçante, jusqu’à l’alcôve oubliée au fond d’une cave où soudain...
ASSEZ!
Elle rassembla toute son énergie pour écarter ces pensées et s’aperçut alors qu’elle ruisselait de sueur. Tout ça parce qu’elle avait aperçu une vulgaire maison aux volets fermés. « Fais pas ton idiote, se dit-elle. Tu vas monter et regarder ce qui s’y passe, un point c’est tout. De la cour de devant, on peut voir ta maison à toi. Alors, je te demande un peu, qu’est-ce qui pourrait bien t’arriver si près de chez toi ? »
Néanmoins elle se courba légèrement en avant, serra le pieu dans sa main et, quand les bois devinrent trop clairsemés pour offrir une protection suffisante, elle se mit à quatre pattes et commença à ramper. Trois ou quatre minutes plus tard, elle avait atteint le point extrême jusqu’où elle pouvait aller sans s’exposer aux regards. Dissimulée derrière des buissons de genévriers, au pied d’un des derniers pins, elle aperçut la face ouest de la maison envahie par le chèvrefeuille que l’automne avait dénudé. L’herbe avait jauni, mais elle était encore très haute. Personne ne s’était soucié de la couper.
Le silence fut soudain rompu par un bruit de moteur ; le cœur de Susan bondit dans sa poitrine. Elle parvint à se contrôler en s’agrippant au sol et en mordant jusqu’au sang sa lèvre inférieure. Un moment plus tard, elle vit une antique voiture noire qui faisait marche arrière, s’arrêtait à l’entrée du chemin et tournait pour prendre la route en direction de la ville. Avant qu’elle disparaisse, Susan avait eu le temps de voir très distinctement l’homme qui était au volant : un crâne chauve, des yeux enfoncés si profondément qu’on n’en voyait plus que les orbites, des lèvres minces, et le haut d’un costume de couleur sombre. Straker. Partant faire ses courses chez Milt Crossen peut-être.
De sa cachette, elle voyait que presque tous les volets avaient des lattes cassées. Parfait. Elle s’approcherait en rampant et regarderait par les interstices. Que verrait-elle ? Sans doute des pièces délabrées, qu’on remettait en état : plâtres frais sur les murs, rouleaux de papier peint empilés dans un coin, outils, échelles, seaux. Rien de plus exotique et surnaturel que la retransmission d’un match de foot à la télé.
Et pourtant la peur était là.
Elle l’avait envahie soudain, l’instinct ayant balayé tous les raisonnements logiques et empli sa bouche d’une saveur acre.
Et Susan sut que quelqu’un était derrière elle avant même d’avoir senti la main sur son épaule.
9
Il faisait presque nuit.
Ben se leva de la chaise pliante en bois sur laquelle il était assis et alla vers la fenêtre pour jeter un coup d’œil sur la pelouse qui entourait la maison funéraire. Il ne remarqua rien d’anormal. Il était sept heures moins le quart et les ombres du soir s’allongeaient de plus en plus. Bien que ce fût l’automne, l’herbe était encore verte et Ben se dit que l’entrepreneur des pompes funèbres devait veiller à ce qu’il en soit ainsi jusqu’à ce que la neige la recouvre. Elle symbolisait, songeait-il, la continuité de la vie dans la mort de l’année finissante. Il trouva cette pensée particulièrement déprimante et détourna le regard.
— J’ai envie d’une cigarette, dit-il.
— La cigarette tue, rétorqua Jimmy sans se retourner. (Il regardait, sur la petite télé de Maury Green, l’émission du dimanche soir sur la vie des bêtes.) En fait, moi aussi j’en ai envie. Je me suis arrêté il y a dix ans, quand le chirurgien chef a fait son grand numéro contre le tabac. Pas bon pour mon image de marque ! Mais quand je me réveille je tends toujours le bras pour attraper le paquet que je garde sur la table de nuit.
— Je croyais que tu avais arrêté.
— Oui, mais je le garde là comme certains alcooliques gardent une bouteille de scotch dans le placard de la cuisine. Histoire de se prouver qu’ils ont de la volonté.
Ben regarda l’horloge : 6 h 47. D’après le journal du dimanche de Maury Green, l’heure officielle du coucher du soleil était 7 h 02, heure locale.
Jimmy avait mené son affaire de main de maître. C’est Maury Green lui-même qui leur avait ouvert la porte. Un petit bonhomme en gilet noir déboutonné et en chemise blanche à col ouvert. En voyant Jimmy, son air sévère et un peu méfiant avait fait place à un sourire.
— Shalom, Jimmy! s’était-il écrié. Quel plaisir de te voir ! Mais qu’est-ce que tu deviens ?
— Je soigne les rhumes de cerveau de l’humanité, avait précisé Jimmy en souriant tandis que Green lui serrait la main à l’écraser. Je veux te présenter un très bon ami à moi. Ben Mears, Maury Green.
Maury avait pris la main de Ben entre les siennes. Ses yeux brillaient derrière ses lunettes à monture noire.
— À vous aussi, shalom. Les amis de Jimmy sont mes amis. Entrez, entrez tous les deux. Je vais appeler Rachel...
— Attends un peu, avait repris Jimmy. Nous sommes venus te demander un service. Un grand service.
Green avait regardé Jimmy en plissant les yeux de malice.
— Un « grand » service, vraiment ? avait-il répondu avec une ironie émue. Aussi grand que celui que tu m’as rendu en sauvant mon fils et en faisant qu’aujourd’hui il est sorti troisième de sa promotion à l’université ? Allons Jimmy, tu sais que tu peux tout me demander. Tout !
Jimmy avait rougi.
— J’ai fait ce que n’importe qui aurait fait, Maury.
— Pas de discussion, Jimmy, tu sais ce que j’en pense. Parle. Je t’écoute. Qu’est-ce qui vous tracasse donc tant, toi et Mr. Mears ? Vous avez été impliqués dans un accident, c’est ça ?
— Non, ce n’est pas ça.
Maury les avait emmenés dans le petit coin qui lui servait de cuisine, derrière la chapelle, et, pendant qu’ils parlaient, il avait pris une vieille cafetière cabossée et avait mis du café à chauffer sur le réchaud.
— Est-ce que Norbert est déjà venu chercher Mrs. Glick ? avait demandé Jimmy.
— Non, il n’a pas encore donné signe de vie, avait dit Maury en posant la crème et le sucre sur la table. Celui-là ! Il va arriver à onze heures du soir et se demandera pourquoi je ne suis pas là pour lui ouvrir.
Il avait ajouté en soupirant :
— Pauvre femme ! Tant de tragédies dans la même famille ! Et elle a un air si doux, Jimmy ! C’est ce vieil abruti de Reardon qui l’a amenée ici. Tu étais son médecin ?
— Non, avait dit Jimmy, mais Ben et moi nous aimerions la veiller ce soir, Maury. En bas.
Green, qui tendait la main pour prendre la cafetière, s’était arrêté net.
— La veiller ? L’examiner, tu veux dire.
— Non, avait répondu Jimmy sans broncher, seulement la veiller.
— Tu plaisantes ! s’était exclamé Maury.
Il les observa attentivement.
— Non, je vois bien que vous ne plaisantez pas. Mais pourquoi voulez-vous faire une chose pareille ?
— Je ne peux pas te le dire, Maury.
— Ah ! bon.
Il avait versé le café, s’était assis à côté d’eux et avait avalé lentement quelques gorgées.
— Il n’est pas trop fort. Juste comme il faut. A-t-elle eu quelque chose ? Quelque chose de contagieux ?
Jimmy et Ben avaient échangé un regard.
— Pas à proprement parler, avait dit finalement Jimmy.
— Tu voudrais que je n’en dise rien à personne, hein ?
— Oui.
— Et si Norbert vient ?
— Je me charge de Norbert, avait dit Jimmy. Je lui dirai que Reardon m’a demandé de voir si elle est morte d’une encéphalite infectieuse. Il n’ira pas chercher midi à quatorze heures.
Green avait opiné de la tête.
— D’autant plus qu’il n’est même pas capable de lire l’heure à sa montre.
— Alors tu es d’accord, Maury ?
— Oui, oui, c’est d’accord. Mais je croyais que tu devais me demander un grand service.
— Il est peut-être plus grand que tu ne le penses.
— Je finis mon café et je rentre chez moi. Dieu sait quelle horreur Rachel m’aura mijotée pour mon dîner du dimanche ! Voilà la clef. Tu donneras un tour à la porte en t’en allant, Jimmy.
Jimmy avait glissé la clef dans sa poche.
— Entendu. Merci encore, Maury.
— De rien. Tiens, il y a une chose qui me ferait plaisir.
—Quoi donc ?
— Si elle dit quelque chose, note-le pour la postérité.
Quand il avait vu leurs têtes, son rire lui était resté dans la gorge.
10
Sept heures moins cinq. Ben sentait la nervosité le gagner.
— Ça ne sert à rien de regarder l’horloge, dit Jimmy. Tu ne la feras pas avancer plus vite.
Ben sursauta, l’air coupable.
— Je doute fort que les vampires - si toutefois ils existent - se réveillent pile au coucher du soleil, dit Jimmy. Il ne fait pas encore assez sombre.
Il se leva néanmoins et coupa la télé, figeant un canard sauvage en plein cri.
Un lourd silence tomba sur la pièce. C’était la salle de travail de Green. Le corps de Marjorie Glick était étendu sur une table en acier inoxydable munie de gouttières et d’étriers qu’on pouvait monter ou descendre. Tout à fait comme les tables d’accouchement qu’on voit dans les hôpitaux, pensa Ben.
En entrant, Jimmy avait rabattu le drap qui recouvrait le corps et l’avait rapidement examiné. Mrs. Glick portait une robe de chambre matelassée lie-de-vin et des pantoufles tricotées. Elle avait un pansement à la cheville gauche; peut-être s’était-elle coupée en se rasant. Ben avait détourné les yeux, mais il n’avait pu empêcher son regard de revenir à plusieurs reprises vers la table.
— Qu’en penses-tu ? avait-il demandé.
— Je ne veux pas trop m’avancer alors que dans deux ou trois heures nous serons probablement fixés. Mais son état ressemble étrangement à celui de Mike Ryerson : pas de lividité de l’épiderme, pas de raidissement, ni même de début de raidissement.
Il avait remonté le drap et refusé d’en dire davantage.
Et maintenant il était sept heures deux.
— Où est ta croix ? demanda soudain Jimmy.
Ben sursauta.
— Ma croix ? Mais je n’en ai pas !
— Tu n’as jamais été scout ? s’enquit Jimmy. Jimmy Cody, toujours prêt !
Il ouvrit sa sacoche, en tira deux abaisse-langue, les dépouilla de leur enveloppe de cellophane et les assembla en croix à l’aide d’un bout de sparadrap.
— Bénis-la, demanda-t-il à Ben.
— Quoi ? Mais je ne peux pas. Je ne sais pas faire ça.
— Invente, alors.
Le visage avenant de Jimmy se contracta brusquement.
— C’est toi l’écrivain. Alors, à toi de faire de la métaphysique. Mais, pour l’amour du ciel, dépêche-toi. Je sens qu’il va se passer quelque chose. Tu n’as pas cette impression aussi ?
— Oui, Ben avait le même pressentiment. L’atmosphère était chargée d’électricité. Quelque chose se préparait dans le crépuscule pourpre qui descendait lentement, quelque chose d’invisible mais d’oppressant. Sa bouche était devenue sèche et il dut humecter ses lèvres pour pouvoir parler.
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, commença-t-il.
Puis il ajouta, l’idée lui venant après coup :
— Et au nom de la Vierge Marie, bénie soit cette croix et... et...
Les mots se mirent à jaillir de ses lèvres avec une sûreté déconcertante, irréelle. Chaque phrase tomba dans la pièce sombre comme une pierre disparaît dans un lac profond, sans faire une ride.
— Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien. Il me mène paître dans de verts pâturages et me désaltérer dans des eaux tranquilles. Il redonne force à mon âme...
La voix de Jimmy se joignit à la sienne et ils psalmodièrent ensemble :
— ... et me fait désirer d’être juste pour la gloire de Son nom. Oui, l’ombre de la mort s’étend sur le val où je marche et cependant je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi...
Leur respiration devenait difficile. Ben s’aperçut qu’il avait la chair de poule et que les petits cheveux de sa nuque se hérissaient comme des piquants.
— Ton bâton, Ta houlette, voilà mon réconfort. Tu dresses pour moi une table, en présence de mes ennemis. Tu oins d’huile ma tête et ma coupe déborde. Oui, le bonheur et la grâce m’accompagneront...
Le drap qui recouvrait le corps de Marjorie Glick se mit à trembler. Une main glissa en dehors du drap et ses doigts se tordirent en une sarabande convulsive.
— Seigneur, est-ce que c’est vrai ou est-ce que je rêve ? murmura Jimmy.
Il était devenu tout pâle et ses taches de rousseur ressortaient sur ses joues comme des éclaboussures sur une vitre.
— ... tous les jours de ma vie, acheva Ben. Jimmy, regarde la croix.
Elle était resplendissante et inondait sa main d’une lumière féerique.
Une voix lente et étranglée, au timbre rauque, rompit le silence.
— Danny ?
Ben sentit sa langue lui coller au palais. La forme enfouie sous le drap était en train de se redresser. Dans la pièce qui s’obscurcissait, des ombres s’étaient mises à bouger.
— Danny, où es-tu, mon chéri ?
Le drap tomba, découvrant le visage de Marjorie Glick émergeant de la pénombre comme une lune pâle, perforée par les trous d’ombre des yeux. Elle vit les deux hommes et sa bouche s’ouvrit toute grande en un affreux rictus de rage. Les dernières clartés du jour faisaient étinceler ses dents.
Elle s’assit de côté sur la table, jambes pendantes. Une de ses pantoufles tomba sans qu’elle la ramassât.
— Restez assise là où vous êtes ! lui cria Jimmy. N’essayez pas de bouger.
Elle répondit par une sorte d’aboiement métallique, se laissa glisser de la table et, en trébuchant, se dirigea vers eux. Ben s’aperçut que ses yeux sombres l’hypnotisaient et il en arracha son regard. On se serait noyé avec délices, en assistant de surcroît à sa propre noyade, dans ces galaxies noires, cernées de rouge.
— Ne la regarde pas en face, dit-il à Jimmy.
Ils reculaient devant elle sans s’en apercevoir, se laissant conduire vers le petit vestibule qui menait à l’escalier.
— Essaie la croix, Ben.
Il avait presque oublié qu’il l’avait. Il la brandit et dut cligner des yeux tant elle brillait. Mrs. Glick, visiblement démontée, émit un sifflement et leva les mains pour cacher son visage. Ses traits se convulsèrent. Elle recula d’un pas en chancelant.
— Ça a marché ! hurla Jimmy.
Ben fonça sur elle, tenant la croix à bout de bras. Les doigts de Mrs. Glick se firent crochus comme des griffes et elle essaya de s’en saisir. Ben esquiva le coup et poussa la croix tout contre elle. Elle laissa échapper un ululement déchirant.
Pour Ben, ce qui suivit releva du cauchemar. Bien qu’il dût assister par la suite à des scènes encore plus horribles, ses rêves ne cessèrent plus d’être hantés par la vision de Marjorie Glick forcée de reculer vers la table auprès de laquelle gisait le drap mortuaire, à côté d’une pantoufle tricotée.
Elle battit en retraite malgré elle, fixant son regard tantôt sur la croix odieuse, tantôt sur un endroit précis du cou de Ben : sous le menton, à droite. Les bruits qui sortaient de sa gorge - sifflements et grognements gutturaux - n’avaient rien d’humain et, dans ce recul qui lui était imposé, elle ressemblait à quelque insecte énorme et maladroit. Ben comprit que, s’il n’avait pas brandi cette croix, elle lui aurait déchiré la gorge de ses ongles et se serait jetée sur lui comme le rescapé du désert, mourant de soif, se précipite vers un point d’eau. Elle se serait gorgée du sang qui aurait jailli de sa carotide et peut-être même s’y serait-elle baignée.
Jimmy pendant ce temps, s’était éloigné d’elle et avait entrepris un mouvement tournant sur la gauche. Les yeux sombres de Marjorie Glick, pleins de haine et de terreur, restaient rivés sur Ben.
Jimmy passa derrière la table et, quand elle eut reculé jusque-là, il lança ses deux bras en avant et la saisit par le cou en hurlant comme un dément.
Elle poussa un gémissement perçant et se débattit pour échapper à l’étreinte. Ben vit les ongles de Jimmy lui arracher un lambeau de peau à l’épaule sans que la moindre goutte de sang coulât de la plaie qui ressemblait à une bouche sans lèvres. Et puis, contre toute attente, elle réussit à saisir Jimmy et à le lancer à travers la pièce. Il atterrit dans un coin, heurtant dans sa trajectoire le poste de télé portatif de Maury qu’il fit dégringoler de son support.
Marjorie fonça sur lui. Sa course irrégulière la faisait ressembler à une araignée gigantesque. Dans la pénombre ambiante, Ben la vit se jeter sur Jimmy, lui déchirer son col et, avec la sauvagerie du prédateur, ouvrir grandes ses mâchoires et enfoncer ses crocs.
Jimmy se mit à hurler, de ce hurlement perçant de ceux qui se savent condamnés.
Ben se précipita vers elle, trébucha et faillit s’étaler sur les débris du poste de télé. Il entendait sa respiration sifflante et, moins fort, le bruit répugnant de ses lèvres amorçant leur succion.
Il la saisit par le col de sa robe de chambre et la releva d’un coup, oubliant momentanément la croix. Elle tourna la tête avec une rapidité fulgurante. Ses yeux étaient dilatés et étincelants, ses lèvres et son menton dégoulinaient de sang, un sang presque noir dans l’obscurité.
Il sentit la puanteur de son haleine, une puanteur de tombeau, et la vit se passer lentement la langue sur les lèvres.
Il brandit la croix au moment même où elle l’étrei-gnait avec une force qui le fit défaillir. Le bout arrondi de l’abaisse-langue formant le montant vertical de la croix la frappa sous le menton et remonta sans rencontrer de résistance. Ben eut l’impression d’avoir les yeux transpercés par une sorte d’éclair brûlant. Puis il y eut une odeur chaude et acre de chair calcinée. Le cri qu’elle poussa fut cette fois un cri d’agonie qui jaillit du plus profond d’elle-même. Il la sentit plus qu’il ne la vit se jeter en arrière, trébucher sur le poste de télévision et retomber en avant. Elle tendit les bras pour amortir sa chute et se releva aussitôt avec l’agilité d’un loup, les yeux rétrécis par la douleur, mais toujours animés de la même expression avide et sanguinaire. Sur sa mâchoire inférieure, la chair noircie fumait encore. Elle lui découvrit ses crocs.
— Approche, salope! fit-il, haletant. Approche, approche !
Il brandit la croix et réussit ainsi à la faire reculer jusqu’au fond de la pièce. Quand il l’aurait acculée au mur, il lui enfoncerait la croix dans le front.
Mais, au moment précis où il était parvenu à coincer Marjorie contre le mur d’angle, elle lâcha un rire aigu qui le fit tressaillir. Un rire aussi grinçant que le bruit d’une fourchette qu’on promène sur un évier en porcelaine.
Tu te crois le plus fort, mais je n’ai pas fini de rire.
Et là, sous ses yeux, ce fut comme si le corps de Marjorie Glick s’étirait et devenait translucide. Pendant un instant, il crut qu’elle était encore là à se moquer de lui ; puis il se retrouva en face d’un mur nu, éclairé par la lueur blanche du lampadaire de la rue, les nerfs à vif, avec le sentiment qu’elle était partie en fumée, comme absorbée par la paroi.
Elle n’était plus là.
Et Jimmy hurlait.
11
Ben alluma le néon du plafond et se tourna vers Jimmy qui, déjà debout, avait porté les mains à son cou. Ses doigts scintillaient de gouttelettes écarlates.
— Elle m’a mordu ! hurlait Jimmy. Mon Dieu, mon Dieu, elle m’a mordu !
Ben s’approcha de lui et voulut l’entourer de ses bras, mais Jimmy, qui roulait des yeux comme un fou, le repoussa.
— Ne me touche pas. Elle m’a souillé.
— Jimmy...
— Donne-moi ma sacoche. Le mal est en moi, je le sens, il me gagne. Pour l’amour du ciel, donne-moi ma sacoche !
Ben alla la chercher à l’autre bout de la pièce et Jimmy la lui arracha littéralement des mains. Il se dirigea vers la table mortuaire et l’y déposa. Son visage, d’une pâleur cadavérique, ruisselait de sueur. Le sang giclait impitoyablement de la blessure qui lui avait entaillé le cou. Il s’assit sur la table, ouvrit la sacoche et fourragea dedans. Il respirait la bouche ouverte et son souffle ressemblait à un gémissement.
— Elle m’a mordu, marmonna-t-il. Sa bouche... Oh ! mon Dieu, sa bouche atroce...
Il tira de sa sacoche une bouteille de désinfectant dont il envoya rouler le bouchon sur le carrelage. S’appuyant d’un bras à la table, il se pencha en arrière et versa le contenu de la bouteille sur la blessure. Le liquide, entraînant avec lui des filets de sang, éclaboussa du même coup sa gorge, son pantalon et la table. Il ferma les yeux et laissa échapper un cri, puis un autre, mais sa main ne trembla pas et il vida la bouteille jusqu’au bout.
— Jimmy, qu’est-ce que je peux...
— Une minute, murmura Jimmy. Attends. J’ai l’impression que ça va mieux. Attends, attends un peu...
Il jeta la bouteille qui se fracassa sur le carrelage. La blessure, lavée du sang impur, était nettement visible. Ben distingua deux perforations, tout près de la jugulaire; l’une d’elles avait horriblement déchiqueté la chair. Mais Jimmy avait déjà pris une ampoule et une seringue. Il dénuda l’aiguille de son enveloppe protectrice et l’enfonça dans l’ampoule. Ses mains tremblaient tellement qu’il dut s’y prendre à deux fois. Il remplit la seringue et la tendit à Ben.
— Antitétanique. Pique-moi ici.
Et il étendit le bras, le tournant de côté pour bien présenter la saignée.
— Jimmy, ça va te remettre KO.
— Non, non, ne crains rien, vas-y.
Ben prit la seringue et interrogea Jimmy du regard. Jimmy lui fit un signe de tête et Ben enfonça l’aiguille.
Le corps de Jimmy se tendit comme un ressort d’acier. Un instant il resta pétrifié sous l’effet de la douleur, et ses muscles, bandés à se rompre, se détachèrent en relief, comme sur une statue personnifiant l’agonie. Puis il se détendit progressivement. Par réaction, son corps se mit à trembler et Ben remarqua que son visage ruisselait de larmes autant que de sueur.
— Pose la croix sur moi, dit-il à Ben. Si je suis encore contaminé, ça va me faire... quelque chose.
— Tu crois ?
— J’en suis sûr. Pendant que tu étais aux prises avec elle, j’ai voulu me jeter sur toi. Oui, que Dieu me pardonne, sur toi. Et quand j’ai regardé la croix... j’ai été pris de nausée.
Ben appliqua la croix sur le cou de Jimmy. Il ne se produisit rien. Elle avait perdu toute sa luminosité. Il la retira.
— Ça va, dit Jimmy, je crois que c’est tout ce qu’on peut faire.
Il farfouilla de nouveau dans sa sacoche et y trouva un sachet contenant deux pilules qu’il avala aussitôt.
— Belle invention, la drogue, de temps en temps... Heureusement que j’étais allé aux toilettes avant que avant que ça arrive. Je crois que je me suis pissé dessus, mais ça n’a pas été plus loin que quelques gouttes. Est-ce que tu pourrais me faire un pansement ?
— Je crois que oui.
Jimmy lui tendit de la gaze, du sparadrap et une paire de ciseaux de chirurgie. Ben s’approcha et vit que la peau autour des deux blessures avait pris une vilaine coloration violacée. Il lui appliqua le pansement sur le cou le plus doucement possible, mais Jimmy eut une grimace de douleur.
— Pendant quelques minutes, j’ai cru que j’allais devenir fou. Oui, cliniquement fou. Ses lèvres sur moi... ses dents qui me mordaient.
Il avala sa salive et la peau de son cou se plissa autour du pansement.
— Et quand elle me faisait ça, ça me faisait plaisir, Ben. C’est diabolique. Je bandais. Tu imagines ? Si tu n’avais pas été là pour me délivrer, je l’aurais... oui, je l’aurais laissée faire...
— N’y pense plus, dit Ben.
— Il y a une dernière chose que je dois faire, bien que je n’en aie aucune envie.
Quoi donc ?
— Regarde-moi un instant.
Ben acheva de poser le pansement et recula un peu pour regarder Jimmy.
— Qu’est-ce que...
Sans que rien l’eût laissé prévoir, Jimmy lui décocha un direct dans la mâchoire. Mille étoiles fusèrent dans le cerveau de Ben ; il fit trois pas en arrière en titubant et s’effondra. Puis, secouant la tête pour s’éclaircir les idées, il vit Jimmy venir vers lui. Affolé, il chercha la croix, en se disant : « C’est ce qu’on appelle un retournement de situation à la dernière minute ; quel idiot ! quel pauvre idiot
je suis !... »
— Ça va ? lui demanda Jimmy. Je suis désolé, mon vieux, mais c’est plus facile quand l’autre ne s’y attend pas.
— Mais, bon Dieu...
Jimmy s’assit par terre à côté de lui.
— Laisse-moi te raconter notre histoire. Elle n’est pas bien fameuse, mais je suis à peu près sûr que Maury Green nous soutiendra. Ça me permettra de garder ma
clientèle et puis ça nous évitera la prison ou l’asile. Ce n’est pas que ça m’importe tellement, au point où j’en suis, mais je tiens à rester libre pour combattre ces... ces choses. Tu comprends ?
— En gros, oui, dit Ben.
Il se tâta la mâchoire et fit une grimace de douleur. Son menton était tout enflé du côté gauche.
— Ecoute. Quelqu’un s’est introduit ici pendant que j’examinais Mrs. Glick. Ce quelqu’un t’a neutralisé en te balançant un direct dans la mâchoire et s’est jeté sur moi. Pendant la bagarre, il m’a mordu pour me faire lâcher prise. C’est tout ce dont nous nous souvenons. Absolument tout. Compris ?
Ben fit oui de la tête.
— Le type en question portait une vareuse sombre, bleue ou noire, et un bonnet en tricot, vert ou gris. C’est tout ce que tu as vu. OK ?
— Dis-moi, tu n’as jamais songé à abandonner la médecine pour faire une carrière de romancier ?
Jimmy sourit.
— L’imagination ne me vient qu’en cas de force majeure. Tu te rappelleras mon histoire ?
— Bien sûr. Elle n’est d’ailleurs pas aussi invraisemblable que tu le crois. Après tout, le cadavre de Mrs. Glick n’est pas le premier à avoir disparu ces temps derniers.
— J’espère que c’est ce qu’ils penseront. Mais le shérif du comté est beaucoup plus futé que Parkins Gillespie. Il faudra se tenir à carreau. Garde-toi d’en rajouter.
— Crois-tu qu’il y aura quelqu’un dans l’administration pour faire le lien entre tous ces phénomènes ?
Jimmy secoua la tête.
— Aucune chance. Il va falloir se débrouiller seuls. Et souviens-toi qu’à partir de maintenant nous sommes des criminels.
Sur ces mots, il se dirigea vers le téléphone et appela Maury Green, puis le shérif du comté, Homer McCaslin.
12
Ben se retrouva chez Eva vers minuit et quart. Il se prépara une tasse de café dans la cuisine déserte et la but lentement, en revivant les événements de la soirée comme peut le faire un homme qui vient d’échapper à la mort.
Le shérif du comté était un homme grand et chauve. Il ne fumait pas, il chiquait. Ses mouvements étaient lents, mais ses yeux vifs ne laissaient rien échapper. Il avait pris dans la poche arrière de son pantalon un gros carnet tout ratatiné, attaché par une chaîne, et avait sorti de son gilet de laine verte un antique stylo-plume. Il avait interrogé Ben et Jimmy, pendant que deux de ses adjoints prenaient des photos et saupoudraient les meubles afin de relever d’éventuelles empreintes digitales. Maury Green, qui se tenait immobile et silencieux dans un coin de la pièce, lançait de temps en temps un regard perplexe à Jimmy.
Pour quelle raison s’étaient-ils rendus à la maison funéraire de Mr. Green ?
Jimmy s’était chargé de répondre à cette question et avait raconté l’histoire de l’encéphalite.
Est-ce que le vieux docteur Reardon était au courant ?
Eh bien, non. Jimmy avait cru bon de faire une petite visite de contrôle discrète avant d’en parler à qui que ce soit. Le docteur Reardon, c’était bien connu, ne savait pas toujours tenir sa langue.
Et la femme, elle l’avait eue, finalement, cette encé-phal... chose ?
Non, c’était pratiquement exclu. Il avait pu terminer son examen avant que l’homme à la vareuse ne fasse irruption. Jimmy n’était pas en mesure de dire de quoi elle était morte, mais en tout cas ce n’était pas d’une encéphalite.
Pouvaient-ils décrire l’agresseur ?
Ils avaient repris les termes de l’histoire qu’ils avaient concoctée. Ben y avait ajouté une paire de bottes de travail pour que ça n’ait pas trop l’air d’être bonnet blanc et blanc bonnet.
McCaslin avait encore posé quelques questions et Ben commençait à penser qu’ils allaient s’en tirer sans dommage quand McCaslin, se retournant brusquement, lui avait demandé à brûle-pourpoint :
— Et qu’est-ce que vous veniez faire là-dedans, Mr. Mears ? Vous n’êtes pas toubib.
Son regard attentif pétillait de malice. Jimmy avait ouvert la bouche pour répondre, mais le shérif lui avait fait signe de se taire.
Si McCaslin, en s’attaquant à Ben de la sorte, avait pensé le désarçonner, il n’avait pas réussi. Ben était trop secoué par les événements de la soirée pour s’affoler devant une question. L’idée de se faire prendre en flagrant délit de mensonge ne l’effrayait guère.
— Non, c’est vrai, je ne suis pas médecin, je suis écrivain. J’écris des romans. J’en écris un actuellement où l’un des personnages secondaires est le fils d’un entrepreneur de pompes funèbres. Je voulais simplement savoir à quoi ressemble la salle de travail d’une maison funéraire. Jimmy m’a dit qu’il devait venir ici et j’ai profité de l’occasion. Il ne m’a rien dit du but de sa visite et je n’ai pas insisté.
II s’était frotté le menton où une petite bosse dure s’était formée.
— Mais il y a eu de l’imprévu.
McCaslin n’avait paru ni satisfait ni mécontent de la réponse.
— Oui, de l’imprévu, en effet. C’est vous qui avez écrit La Fille de Conway, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Ma femme en a lu un extrait dans un magazine féminin, Cosmopolitan, je crois. Elle riait comme une folle en le lisant. J’y ai jeté un coup d’œil, mais je n’ai pas vu ce qu’il y avait de drôle dans cette histoire de petite fille qui se drogue.
— Moi non plus, avait dit Ben en regardant McCaslin droit dans les yeux, je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans.
— Et le nouveau, celui qu’on m’a dit que vous étiez en train d’écrire à Salem.
— Oui ?
— Peut-être que vous aimeriez le faire lire à Moe Green pour qu’il voie si vous n’avez pas commis d’erreurs dans ce que vous avez raconté sur les pompes funèbres.
— Cette partie-là n’est pas encore écrite, avait dit Ben. Je fais mes recherches avant d’écrire. C’est plus facile.
McCaslin avait secoué la tête, l’air perplexe.
— Vous savez que votre histoire m’a l’air de sortir tout droit d’un livre de Fu Manchu. Un type s’introduit ici, met deux grands gaillards hors de combat et subtilise le corps d’une pauvre femme morte mystérieusement.
— Écoute, Homer..., avait commencé Jimmy.
Mais McCaslin l’avait interrompu :
— Toi, n’essaie pas de me faire du charme. Toul ça ne me paraît pas très catholique. Et même pas catholique du tout. Cette encéphalite, c’est contagieux, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est une maladie infectieuse, avait dit Jimmy, sur ses gardes.
— Et ça ne t’a pas empêché d’emmener ton ami l’écrivain ?
Jimmy s’était rebiffé.
— Je ne mets pas en doute tes qualités professionnelles et je te demande de faire confiance aux miennes. L’encéphalite est une maladie qui se propage lentement dans le sang et qui est peu contagieuse. J’ai estimé que nous ne courions aucun risque. Est-ce que tu ne crois pas que tu ferais mieux de partir à la recherche du corps de Mrs. Glick et de son ravisseur, que ce soit Fu Manchu ou un autre, plutôt que de perdre un temps précieux à nous questionner ? À moins que ça ne t’amuse ?
Le bon gros McCaslin avait refermé son carnet avec un long soupir et l’avait fait disparaître dans les profondeurs de sa poche de pantalon.
— Bon, on va diffuser le signalement que tu nous as donné, Jimmy. Mais je doute fort que ça donne quelque chose, à moins que ton hurluberlu ne se manifeste de nouveau - si hurluberlu il y a - ce qui m’étonnerait.
Jimmy avait haussé les sourcils.
— Vous mentez, avait dit calmement McCaslin. Je le sais, mes adjoints le savent et je parierais que même notre brave vieux Moe le sait aussi. J’ignore si vous mentez peu ou beaucoup ; mais ce dont je suis sûr, c’est que je ne pourrai pas faire la preuve que vous ne dites pas la vérité tant que vous vous en tiendrez tous les deux à votre histoire. Je pourrais bien sûr vous mettre en taule, mais la loi vous donne le droit de téléphoner et n’importe quel blanc-bec, frais émoulu de l’école de droit, saura vous faire libérer, vu que tout ce que j’ai contre vous, ce sont de vagues soupçons. Je sais que vous avez manigancé quelque chose, mais quoi ? Et puis, tel que je te connais, Jimmy, ton avocat n’est certainement pas un débutant.
— Non. Effectivement.
— Tout ça ne m’empêcherait pas de vous boucler, si je croyais que vous mentez pour dissimuler un délit. Mais je ne le crois pas, avait repris McCaslin en appuyant rageusement sur la pédale de la poubelle en inox posée à côté de la table mortuaire.
Le couvercle s’était soulevé brusquement et le shérif, suscitant la réprobation muette de Maury Green, avait envoyé gicler dans la poubelle un jet brunâtre de jus de tabac.
— L’un de vous deux, peut-être, veut-il revenir sur cette version des faits ? demanda-t-il doucement avec une voix solennelle, sans la moindre trace d’accent du terroir. L’affaire est sérieuse. Nous avons eu quatre morts à Salem et les corps ont disparu tous les quatre. Je veux comprendre ce qui se passe.
— Nous t’avons raconté tout ce que nous savons, avait répliqué Jimmy avec une fermeté tranquille, en regardant McCaslin droit dans les yeux. Si nous pouvions t’en dire davantage, nous le ferions. McCaslin l’avait sondé du regard.
— Tu es mort de trouille, avait-il dit, et ton ami l’écrivain aussi. Vous ressemblez à ces types qu’on ramenait du front pendant la guerre de Corée.
Les adjoints du shérif ne les quittaient pas des yeux. Ben et Jimmy n’avaient rien dit. McCaslin avait soupiré à nouveau.
— Alors, foutez-moi le camp. Mais je veux vous voir tous les deux au poste, demain matin à dix heures, pour faire vos déclarations. Si vous n’êtes pas là à dix heures pile, j’envoie une voiture de police vous chercher.
— Ce ne sera pas la peine, avait déclaré Ben.
McCaslin l’avait regardé d’un air chagrin et avait secoué la tête.
— Et vous, pourquoi n’écrivez-vous pas des bouquins moins abracadabrants ? Faites donc comme ce type qui écrit les Travis McGee1. Lui, cela tient debout, au moins.
1. John D. McDonald. (N.d.T.)